La Presse en parle...
Il y a un siècle, rue de Lappe, au coeur du faubourg Saint-Antoine, naissait le musette, rencontre des accordéonistes italiens émigrés et des joueurs de cornemuse auvergnats. Le genre, qui marqua profondément l'identité française comme le tango celle de l'Argentine, n'a pas, à ce jour, abordé aux rivages proches et savants de l'Opéra-Bastille. L'accordéon à la française a été laissé à la rue, à Edith Piaf, qui ne l'a jamais trahi, aux bals et aux lampions. Est-il pour autant plus méprisable que le bandonéon ? Le tango, genre voyou, musique née de la promiscuité, du métissage, a été pris dans les années 70 dans les filets du beau monde. Le fado portugais n'échappe pas non plus à cette pasteurisation. Misia, chanteuse douée éditée sur un label classique (Warner Classic), en est l'exemple le plus récent. Amalia Rodrigues, fille du peuple qui chanta la poésie classique portugaise, ne tomba jamais dans ce travers.
En Argentine, Astor Piazzolla voulut faire du tango, avec talent, un genre savant. Comédienne, chanteuse, Suzana Rinaldi, entendue il y a deux ans à Paris dans le cadre magique du Petit Journal Montparnasse, club de jazz, a su insuffler l'esprit des faubourgs dans Balada para un loco ou Preludio para el ano 3001, compositions d'Astor Piazzolla sur des textes d'Horacio Ferrer : hargne, impertinence, rouerie, raillerie. Haydée Alba, qui chante ces deux chansons parmi un répertoire très choisi d'une vingtaine de classiques du tango, n'y réussit pas.
Son tango est chic, sans choc. Un tango réveillon. Sous l'épure noire et blanche de l'Opéra-Bastille, elle s'est obligée à traiter son sujet (l'amour blessé, l'exil, la mort, le chaos social) d'une voix linéaire, arrondissant constamment les angles afin de faire entrer couteaux, putes et crachats dans la bonne société. « C'est très intellectuel, le tango », dit un spectateur à la fin de son récital... Le quintette mené par le pianiste Gustavo Beytelmann ajoute une attitude compassée qui convient à cette entreprise d'annexion sociopolitique : pas un sourire, pas un trait d'humour, du sérieux, du savant, du compliqué. Pourtant, tout au long de l'histoire de ces musiques populaires -tango, fado, chanson française-ce sont les bourgeois et les aristocrates qui sont allés s'encanailler, pas l'inverse.
Née à Buenos-Aires, établie à Paris dans les années 80 où elle fut découverte aux Trottoirs de Buenos-Aires, puis auteur d'un album, Tango argentin (Ocora/Radio- France), Haydée Alba n'a pas résisté à l'attrait de la « grande » culture. Celle qui jouait la mère dans Mortadela et Marguerite dans le Faust argentin, deux spectacles d'Alfredo Arias, s'oblige ici à un rôle de composition.
LA LIBERTÉ EN CAGE
Cette chanteuse, qui compte parmi les meilleures, n'a pas pour habitude de se dépouiller ainsi de son feeling – l'art de traduire en rythme et en voix des sentiments profonds. Etouffée par ses musiciens, elle met en cage la liberté frondeuse du tango dont Cambalache (d'Enrique Santos Dicépolo) donne la mesure, mais qui, ici, ennuie. Avec la même prétention (tango-intello), Gustavo Beytelmann a mis en musique Les Séparés, de la poétesse française Marceline Desbordes-Valmore. On recommandera fortement la version composée en 1998 par le chanteur populaire Julien Clerc, autrement plus touchante et mélodique.
Dans un précédent album, L'Epoque tango, édité chez Playasound, Haydée Alba avait eu l'excellente idée de chanter accompagnée du seul orgue de barbarie, un instrument utilisé primitivement par les chanteurs de tango.
C'est quand elle est seule en scène avec Philippe Crasse, facteur d'orgue de barbarie et de limonaires, que la chanteuse parvient à vivifier l'art et la manière de faire entrer dans le cœur de l'auditeur la malice du Portenito (d'Angel Gregorio Villoldo) , el terror del malevaje, la terreur des bas-fonds.
D'autres extraits de cette brève histoire du tango poussent de fait au pur appétit littéraire. Un joli livret distribué à l'entrée de l'amphithéâtre de l'Opéra permet de lire les paroles et leur traduction, de partager la verve d'Alfredo Le Pera, d'Horacio Ferrer ou d'Enrique Santos Dicépolo.
Devraient aussi y figurer les quatre textes de Jorge Luis Borges qu'Haydée Alba interprète (musique de Piazzolla). Mais les ayants droit du grand écrivain ne l'ont pas autorisé, confinant la connaissance de l'œuvre intégrale, tangos compris, aux seuls familiers de La Pléiade, et la refusant aux amateurs de chansons.
VERONIQUE MORTAIGNE • LE MONDE | 25.12.1999 à 00h00
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